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11 December 2020

Solidarité - regards croisés

Solidarité : un mot bien qui semble bien de saison, un incontournable de Noël, à côté du sapin et des bons vœux… Mais qu’entend-on par solidarité ? Le mot peut prendre des tournures bien différentes et révéler des visions du monde diamétralement opposées. Pour le groupe Terre, il s’agit d’une valeur essentielle (l’une des trois qu’il a choisies pour se définir dans sa charte) qu’il présente comme ceci : locale et internationale, la solidarité est basée sur la coopération entre les participants. Elle implique le respect et la connaissance de l’autre.

Pour Autre Terre et Fleur Service Social, deux asbl du groupe Terre, cette solidarité est véritablement le cœur de leur métier. ONG aux projets internationaux d’un côté, service social bien implanté dans la vie locale de l’autre, comment ces deux associations sœurs perçoivent-elles le travail l’une de l’autre ? Les enjeux en matière de solidarité semblent-ils les mêmes à leurs échelles respectives ? Nous avons croisé les points de vue de Vincent Oury, directeur d’Autre Terre, et de Jérôme Vanmeerbeek, coordinateur de Fleur Service Social.

Comment présenteriez-vous vos associations ? Vincent, peux-tu présenter Fleur Service Social et Jérôme, Autre Terre ?

Vincent Oury : je présenterais d’abord Fleur Service Social par ses activités : sa finalité principale est le soutien à des personnes en situation de (grande) précarité, notamment via le logement. Elle mène aussi des activités qui génèrent des fonds propres, orientées vers la récupération, la valorisation de biens du quotidien qui sont d’ailleurs aussi une manière d’offrir un service ou une aide aux personnes. Je définirais également Fleur par son ancrage dans le quartier Saint-Léonard à Liège. C’est aussi un partenaire d’Autre Terre depuis quelques années, notamment pour l’approvisionnement et la vente au sein du magasin Planète R. Enfin, Fleur est un acteur de réinsertion socioprofessionnelle.

Jérôme Vanmeerbeek : Autre Terre est une ONG qui soutient des projets de développement autour de l’agroécologie, de la collecte de déchets et de la démocratie en entreprise. Elle est présente en Amérique du Sud et en Afrique de l’Ouest. Ici dans le Nord, elle mène des projets de sensibilisation sur ces mêmes thématiques. Autre Terre, c’est aussi une belle équipe d’une douzaine de travailleurs au Nord et au Sud, dont une partie se dédie à des activités qui génèrent des fonds, dans la récupération de biens du quotidien et d’autres activités de collecte ou de vente.

Comment vous présenteriez-vous l’un l’autre ? Jérôme, que dirais-tu pour présenter Vincent et vice versa ?

Jérôme : Vincent, c’est le directeur d’Autre Terre. Je le présenterais comme quelqu’un de militant, qui cherche à faire bouger les lignes ici au Nord, mais aussi au Sud, par des activités de sensibilisation. Je pense au journal d’information que publie Autre Terre et à toute cette communication digitale qui permet d’expliquer les finalités. Autre Terre prend souvent position par rapport à des sujets d’actualité ou de société, des thématiques pour lesquelles l’association n’est pas forcément engagée dans un projet de fond. Vincent est quelqu’un de très sociable, un activiste qui essaye de faire bouger les choses pour aller vers un développement plus durable.

Vincent : Je vois en Jérôme deux personnages. Il a d’abord occupé un poste d’accompagnateur de la politique du personnel du groupe Terre. On a alors eu l’occasion de mener plusieurs recrutements ensemble : je trouvais qu’il avait un apport hyper pertinent et très humain dans la manière d’aborder les personnes, de leur poser des questions, d’amener parfois des questions qui n’étaient pas évidentes. Ce qui le caractérisait, c’était beaucoup de tact, de compréhension, d’attention à ce que les personnes pouvaient exprimer. Il a ensuite réussi une belle reconversion en devant directeur de Fleur Service Social : prendre en main l’activité, la gestion de la production… c’est quand même un fameux défi et je trouve qu’il le fait avec beaucoup de vision, d’idées rafraichissantes sur l’activité de Fleur et sur ce qu’elle est. En trois-quatre ans, cette association a fait des bonds énormes et ce n’est pas terminé.

Pour le vivre aussi en tant que directeur, ce n’est pas facile de tenir bon sur les leads, d’avancer sur sa stratégie. Il faut vraiment une bonne force de caractère et je trouve que Jérôme le fait sans enfoncer de portes, plutôt avec une force de conviction. Je partage aussi, je pense, cette militance sur la manière dont on travaille, dont on motive les personnes dans nos équipes et sur une vision de société commune, une manière alternative de voir le travail, l’activité économique et les métiers de la récupération.

Quelles sont, à votre avis, les forces de l’autre association?

Vincent : Ce que je trouve très fort chez Fleur, c’est qu’il y a une stratégie, une idée des différentes étapes à franchir. Je me souviens de l’avoir vécu pour le projet Planète R : on débarquait dans des réunions ensemble, on se fixait des objectifs de vente et je me disais waouh. De ce que je connaissais de la vente de brocante, ça me semblait ambitieux, mais ça s’est avéré assez juste. C’est à mon sens une grande force de Fleur : cette vision d’où ils veulent s’installer et quel volume d’activité ils veulent atteindre.

Les compétences de Jérôme – par son expérience en gestion des ressources humaines – sont certainement une grande force : pouvoir interagir avec les travailleurs, les motiver, les mettre au travail. Ça doit être assez chouette d’échanger et de construire avec lui.

Je citerais aussi le fait que Fleur dispose de bâtiments, d’un patrimoine qu’elle est en train de valoriser petit à petit et, bien sûr, le fait d’appartenir au groupe Terre.

Jérôme : Je pense d’abord à l’ancrage d’Autre Terre en Afrique et en Amérique du Sud. Il y a un vrai travail de fond et sur la durée qui permet aux partenaires d’atteindre de très bons résultats. Ils arrivent à développer, avec les moyens dont ils disposent, des pratiques innovantes ou qui résorbent pas mal de retard en matière de gestion des déchets ou d’agroécologie. Je trouve ça très puissant.

Autre Terre, c’est aussi une équipe assez mobilisée avec un grand réseau de sympathisants dans la région liégeoise. Le crowdfunding organisé récemment, par exemple, a permis de réunir en peu de temps une somme significative. Ce n’est pas un gros montant, mais on ne parle pas ici de coopérative où les gens placent de l’argent. On parle bien de dons de 5, 10, 20 € pour un total de 3.000 € ; ça veut dire qu’il y a beaucoup de personnes derrière. C’est vraiment une force d’avoir un soutien, une sympathie d’un grand nombre de personnes dans la région.

Avoir réussi à maintenir Autre Terre – qui, par rapport à d’autres, est de taille plus modeste – parmi les ONG reconnues comme ONG-programmes, je trouve ça remarquable.

Comment se passe la collaboration entre vos deux associations ?

Jérôme : Notre collaboration porte sur la génération de fonds propres pour nos asbl à travers une surface de vente en commun, Planète R, partagée également avec Terre asbl. Dans ce projet, on peut dire qu’Autre Terre et Fleur sont emmenées par le grand frère qui a la capacité de nous entraîner dans un endroit qu’on n’aurait pas pu imaginer à deux. À travers ce magasin, l’idée était vraiment de générer des fonds propres et de développer notre activité de récupération. Je pense qu’on y est assez bien arrivés aujourd’hui, après un bilan de 24 mois de partenariat. Il a fallu du temps pour se rapprocher d’une vision de ce magasin. Terre avant envie d’aller plus vite que nous. Nous, on avait envie de travailler sur le fond. Comme on est trois partenaires, il y a eu des moments où il y avait plutôt une alliance avec Autre Terre ou avec Terre asbl sur certains sujets. Finalement, je suis satisfait de ce à quoi on a abouti et le temps qu’on a passé, en termes d’efficience, reste tout à fait satisfaisant.

Ce qu’on n’a pas encore pu développer là-bas, c’est un volet sensibilisation qui permette de créer une communauté de sympathisants. Aujourd’hui, Planète R a vraiment rassemblé une communauté de clients tournés vers la seconde main. Mais on aurait voulu, et on verra si ça peut encore se faire, utiliser ce lieu pour créer de la sympathie autour de nos projets et mobiliser la communauté autour d’autres actions que l’achat en seconde main solidaire.

Vincent : Cette question de la sensibilisation reste un projet important pour moi, je garde en tête d’arriver à trouver une manière de l’amener.

Quels sont les enjeux en matière de solidarité, au niveau du groupe Terre et plus globalement au niveau de la société ?

Vincent : Au niveau d’Autre Terre, notre positionnement est clairement celui-ci : on veut travailler sur la prise de conscience, en termes de solidarité, des impacts que peuvent avoir des manières d’être, de fonctionner, de consommer ici en Europe ou, de manière générale, au Nord. Notre regard sur le monde et sur l’économie influence ce qui se passe dans le Sud. Avoir construit ces grandes forteresses avec des vies un peu idéales et véhiculer cette image, a un impact important sur les sociétés situées dans le Sud. Une de nos missions ici en Belgique, c’est vraiment essayer de faire passer ces questionnements-là. Pas uniquement dénoncer, mais aussi essayer d’arriver avec des solutions.

Une des solutions passe par l’entreprise : une entreprise un peu plus réfléchie, qui réfléchit à la forme des activités qu’elle développe. Pour moi, celles-ci doivent être orientées vers un bien ou un mieux commun : des activités en accord avec l’environnement, qui permettent de diminuer l’impact de la consommation sur l’environnement et sur une série de ressources dont on dépend. Mais également une entreprise qui encourage la participation des personnes, dans laquelle les personnes peuvent se reconnaître et s’impliquer… J’ai une sœur qui travaille dans une entreprise qui est en train d’être mise en liquidation. Le personnel apprend les informations par la presse. À aucun moment, le personnel ne va être impliqué dans ce qui est en train de se passer. Ce genre de chose m’interpelle beaucoup. Voilà pourquoi je trouve fort intéressant de m’impliquer dans un groupe comme le groupe Terre qui travaille en gestion participative.

Jérôme : Ce que dit Vincent m’interpelle énormément. Cette démocratie en entreprise a vraiment besoin de continuer à exister et de s’étendre à d’autres lieux de travail. C’est comme ça que les travailleurs reprennent leur destin en main, comprennent le poids des responsabilités et les choix à faire face à l’une ou l’autre situation.

Au niveau de la solidarité, comme le dit Vincent, en créant cette forteresse en Europe, en créant des vies où on est à l’aise, ça donne envie à ceux qui on beaucoup moins de venir chez nous, plutôt que de créer chez eux leur idéal. C’est important de démontrer que ce n’est pas forcément le modèle à suivre, mais qu’il y en a peut-être d’autres pour bien vivre chez soi plutôt que de vouloir migrer. Quand on migre, il y a tout un tas d’embûches sur le chemin qui peuvent être catastrophiques. La migration est un thème sur lequel le groupe Terre n’est pas tellement présent. Mais il y a peut-être là un enjeu en termes de solidarité, qu’il s’agisse de solidarité avec les migrants, ou avec des peuples qui ont besoin qu’on les aide à créer une vie meilleure chez eux. Ça fait sens par rapport au crédo du groupe « Vivre dignement ».

Chez Fleur, on a choisi le slogan « Artisans de solidarités » : en artisans, on tente de créer de l’accès à du logement de qualité, un accompagnement qualitatif centré sur les ressources de la personne et sur ses attentes, un accès à des services de qualité : le déménagement et un magasin de biens triés correctement, propres et en bon état. Ces choses-là sont vraiment essentielles pour combattre la précarité dans la rue.

Il y a des sujets dont on reparlera dans les prochaines années. Je pense en particulier au revenu universel qui, je l’espère, fera partie des revendications du groupe Terre. L’accès à une alimentation saine et durable est aussi un gros enjeu. Je dirais que la solidarité doit venir d’une sorte de redistribution : que ceux qui sont dans une classe plus aisée ou vraiment privilégiée ici puissent contribuer de manière significative à ce combat contre la précarité. Ils peuvent le faire par un don matériel ou financier, mais il faut que ces personnes soient conscientes de la réalité qui est vécue par les autres. Quand on commence à avoir des revenus qui ne sont plus en lien avec la réalité de la majorité de la population, on peut s’éloigner assez facilement des préoccupations des autres et on ne les comprend plus. J’aime bien le lien que permet de tisser l’activité de récupération, quand une personne donne son salon par exemple, elle se dit : « je n’en ai plus besoin, mais il est encore en bon état. Je n’essaye pas de le vendre, je le donne et quelqu’un va pouvoir le réutiliser, l’acquérir à petit prix. » C’est un bel exemple.

Comment avez-vous vécu cette année 2020 ? A-t-elle changé quelque chose dans votre vision de la société ? Que vous a-t-elle appris ?

Vincent : Je manque encore un peu de recul pour en faire un apprentissage. Elle a malheureusement apporté la confirmation qu’on vit dans des écosystèmes assez fragiles. On le disait depuis pas mal de temps, mais on ne s’en rendait pas tellement compte ici en Europe car on avait été assez peu touché par les grandes épidémies précédentes. On s’en rend compte maintenant. Assez vite, on a établi des liens avec notre rapport à l’environnement et à la façon dont on vit dans une société très mondialisée, très interconnectée et donc qui est facteur de risques. Chaque crise, chaque difficulté amène son lot de connaissances, conscientise les personnes sur certains problèmes. La crise de la dioxine ou de la vache folle ont amené une prise de conscience sur le lien entre l’alimentation et la santé, sur la façon dont cette alimentation est produite et ont amené un regain d’intérêt pour le bio. C’est la façon positive de voir les choses : se dire les gens seront quand même un peu plus conscients demain qu’ils ne l’étaient hier.

D’un autre côté, ce qui a avancé ces derniers mois, c’est le commerce en ligne, la centralisation de la richesse et des ventes, des produits vendus… Quand je vois que les bourses sont reparties à la hausse et que des sociétés comme Amazon n’ont jamais autant performé, cela m’inquiète. La concentration et la centralisation des richesses me posent question car ces richesses veulent dire pouvoir, pouvoir de décision et d’orientation de ce qui se passe.

De manière plus pratique et terre à terre, la crise nous a amenés à nous réinventer, dans certains cas à rebondir ; elle nous a fait perdre pas mal de temps sur des visions plus à long terme et stratégiques. J’ai dû passer beaucoup de temps à vraiment essayer de trouver des solutions : qu’est-ce qu’on fait pour essayer de sauver cette année et ne pas trop boire la tasse ? Ça nous a un peu détournés de nos missions de fond ; on a essayé de les maintenir en même temps, mais c’est très fatigant. J’espère qu’on ne va pas rester dans cette succession interminable de crises qui nous amènent à chaque fois à devoir revoir nos manières de faire et nos stratégies. C’est quelque chose qui m’use beaucoup et qui, je pense, use beaucoup l’équipe d’Autre Terre.

Jérôme : Ce qui m’impressionne le plus, c’est cette capacité qu’on a eue à prendre des décisions et à faire des choses qui étaient, pour moi, vraiment inimaginables. On n’aurait pas imaginé en janvier qu’il était possible de tout fermer. Et pourtant on l’a fait : tout fermer, tout arrêter et même trouver plein de pognon, pour ce qu’on veut bien… C’est quand même pour moi une grosse surprise.

On a vu aussi une grosse difficulté au niveau politique à gérer ce genre d’événement, en termes d’adhésion : que la population adhère aux mesures et comprenne la situation. On a encore de la chance d’être en Belgique parce qu’il y a une forme de responsabilisation, mais quand on entend le ministre de la Santé dire que fermer les commerces était plus un électrochoc qu’un élément de lutte contre la propagation du virus, c’est inimaginable ! Ça a provoqué des dégâts collatéraux terribles. Et, dans le même temps, on ne peut plus manifester, on ne peut plus réagir. Il y a eu de gros mouvements de contestation en France, il y en a eu un petit peu à Liège. Il y a une difficulté politique à faire face à des événements de ce type-là. On se rend compte que le modèle sur lequel on vit n’est pas viable. À un moment donné, il va nous causer des soucis et on le voit : on a eu des soucis à gérer cette crise parce qu’on n’était pas partis du bon pied depuis dix ou vingt ans.

En termes d’apprentissages, je dirais qu’on s’est rendu compte que l’avenir passerait par le digital. Mais dans le même temps, on a bien ressenti qu’on avait vraiment besoin de présentiel : les réunions, le commerce, les contacts sociaux, tous les événements qu’on n’a pas pu fêter cette année, pour lesquels on n’a pas pu se réunir… ça nous a terriblement manqué. Donc le digital, oui, va rentrer dans nos habitudes, mais il y aura un mix avec toute cette présence sans laquelle on ne serait plus rien. J’imagine que beaucoup de gens vont se tourner vers des solutions des solutions locales, plus proches d’eux, en qui elles ont confiance, vers le réemploi. C’est ce qui m’encourage et me donne espoir pour la suite. En cela, les entreprises du groupe Terre ont de l’avenir devant elles parce qu’on va avoir besoin de nous.

Sans cette crise, Fleur Service Social aurait pu faire cette année un bon bénéfice à réinvestir. On se bat, mais l’année se terminera probablement sur une perte. Heureusement qu’on fait partie du groupe Terre, sans quoi je pense que Fleur pouvait définitivement fermer ses portes.

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