Le groupe Terre, pionnier de l’économie sociale depuis 75 ans
En cette fin d’année 2024, le groupe Terre franchit le cap symbolique des 75 ans d’existence. Fondé à une époque où l'économie sociale était encore un concept marginal, la petite barque est aujourd’hui devenue paquebot : un groupe solide et innovant de plus de 450 travailleurs engagés.
« Un monde qui ne peut exister sans tout casser tous les 25 ans, on n’en veut plus ! ». C’est par ces mots que William Wauters, fondateur du projet, résumait l’élan solidaire qui pousse, dès 1949, un groupe de jeunes de Vivegnis à se mobiliser pour aider les familles en difficulté de leur commune. En mettant leurs compétences au service des autres, ils mènent des actions simples et concrètes : réparer un toit, trouver un abri, fournir du bois de chauffage à une famille en détresse...
75 ans d'existence
De 1949 au choc pétrolier de 1973
Dès ses débuts, Terre est une aventure populaire qui rassemble les plus démunis. N’ayant pas de moyens financiers, ces jeunes de Vivegnis se lancent dans la récupération de vieux papiers, la collecte de ferrailles, de textiles et de bouteilles consignées pour financer leurs actions. Leur initiative repose sur les épaules de plusieurs dizaines de bénévoles et reste à ce stade très artisanale.
Durant les Golden Sixties, alors que l’économie belge connaît une période de prospérité, Terre élargit ses horizons et se tourne exclusivement vers les pays du Sud. Les projets à l’étranger se multiplient : une plâtrière à Djemila en Algérie, une fabrique de bateaux en Inde, ou encore une usine de production de chaux et la culture de quinoa en Bolivie. La « méthode Terre » consiste à mettre en place des initiatives permettant à une population de soutenir son développement par son propre travail. Une fois lancés, les projets deviennent autonomes et sont gérés par les populations locales. Certains d’entre eux sont d’ailleurs encore actifs aujourd’hui.
Côté belge, les collectes de textiles et de métaux s’intensifient pour financer les projets de développement. Les collectes artisanales des débuts prennent peu à peu une dimension industrielle. C’est ainsi que naissent les « grands ramassages », portés par une énergie bénévole grandissante. Dix samedis par an, des centaines de volontaires et des dizaines de camions avec chauffeurs bénévoles se mobilisent, d’abord dans les communes autour de Liège, puis vers Eupen, la Hesbaye, Charleroi, et enfin dans toute la partie francophone et germanophone du pays. L’équipe peut alors se doter d’infrastructures bien plus importantes.
Le Projet Wallonie
Le choc pétrolier de 1973 marque un tournant dans l’histoire du groupe. De nombreux bénévoles, habitués à venir prêter main-forte le samedi, se retrouvent au chômage. Face à cette situation, Terre réagit en transformant son activité bénévole en activité salariée, lançant ainsi le « Projet Wallonie ». La décennie 80 est le théâtre d’un développement incroyable. En quelques années à peine, le groupe se déploie et compte une centaine d’employés. On collecte et trie le textile pour approvisionner les premières boutiques de vêtements de seconde main. Parallèlement, Récol’Terre et Tri-Terre voient le jour, assumant respectivement la collecte et le tri du papier et du carton.
L’innovation bat alors son plein. On trouve même un moyen d’augmenter la valeur ajoutée des collectes papier en élaborant le Pan-terre, un panneau d’isolation acoustique fabriqué à base de papier recyclé. L’entreprise Co-Terre est également créée pour gérer les aspects commerciaux. On y propose une large gamme de produits : de la tôle ondulée en passant par des matériaux d’étanchéité des toits, et même du papier toilette !
Les années 2000
Les projets de solidarité internationale se poursuivent en Afrique de l’Ouest et au Pérou, parallèlement aux avancées en Belgique, et se professionnalisent sous la direction d’Autre Terre, qui devient une ONG à part entière. En 2012, Groupe Terre asbl est créée en tant que structure faîtière pour coordonner l’ensemble des activités. En 2014, Fleur Service Social intègre le groupe, amenant plus de 30 ans d’expérience dans le soutien aux personnes les plus démunies : accompagnement au logement, déménagement social et récupération de biens du quotidien. Cette intégration permet au groupe de concrétiser ses missions, définies par son Assemblée générale, autour du logement social et de l’aide aux personnes en situation de précarité.
Les métiers de demain
Au tournant des années 2020, le groupe Terre s’engage dans un type d’entrepreneuriat orienté vers les enjeux sociétaux actuels.
Sous l’impulsion du groupe, trois coopératives sont créées grâce à des partenariats avec des acteurs externes. La première, BatiTerre, se lance dans le secteur de la construction avec une activité de récupération et de remploi de matériaux.
En 2023, la Ressourcerie Famenne Ardenne & Gaume, dédiée au réemploi de meubles et de biens du quotidien, voit le jour en Province de Luxembourg.
Enfin, Terra Alter Belgique est créée en février 2024, devenant la première légumerie locale et bio de Wallonie. Cette unité de lavage, d’épluchage, de découpe et de conditionnement de légumes frais établit un lien entre les producteurs wallons et les cuisines de collectivités. Une initiative qui témoigne de l’ambition du groupe de faciliter l’accès à une alimentation de qualité pour tous.
Le groupe Terre aujourd’hui
Aujourd’hui, le groupe Terre compte plus de 450 salariés, 16 entreprises sociales opérant dans des secteurs variés, et un réseau de 35 boutiques couvrant l’ensemble du territoire wallon et bruxellois. La dynamique en Gestion Participative a évolué au gré du développement des activités, mais demeure l’un des fers de lance du groupe. La grande mixité culturelle et sociale favorise des trajectoires inattendues, des rencontres et des parcours de vie hors du commun.
Un modèle alternatif
Dès son origine, le groupe Terre a voulu sortir d’une approche paternaliste de la charité en permettant au plus grand nombre de devenir acteur de son destin, en créant collectivement des conditions économiques de subsistance. C’est dans cette approche émancipatrice que réside la singularité du projet Terre, qui se manifeste de deux manières :
- D’abord, par cette volonté de créer des emplois stables pour le plus grand nombre, dans une optique d’insertion socio-professionnelle.
- Ensuite, par la mise en place de la démocratie au cœur de l’entreprise, en associant l’ensemble des travailleurs à sa gestion. Le groupe Terre n’appartient à personne, son capital est « neutre ». Les décisions stratégiques sont prises en Assemblée générale, contrôlée par les travailleurs, tandis que les décisions opérationnelles sont prises lors des « réunions de secteur », tenues avec les travailleurs.
La Gestion Participative en Démocratie Directe est une approche unique qui place la démocratie au cœur du fonctionnement de l’entreprise. Contrairement aux modèles traditionnels, où la prise de décision est souvent concentrée entre les mains de quelques dirigeants et actionnaires, ce modèle permet à chaque travailleur de participer activement à la gestion et à l’orientation stratégique de l’organisation.
Le virage de la mondialisation
En 75 ans, le paysage économique a considérablement évolué, et les activités ont dû s'adapter pour perdurer. Le groupe Terre joue désormais dans la cour des grands et se retrouve en concurrence directe avec les multinationales sur plusieurs marchés, notamment celui du textile, mais aussi celui du papier-carton, un secteur dont l'indice très volatil a fait blanchir bien des cheveux. La robotisation s'est aussi immiscée dans les activités du groupe, qui s’est vu contraint, sous la pression du marché, d’investir dans une ligne de tri optique du papier-carton, alors même que son objectif est la création d'emplois. Des solutions ont été trouvées pour replacer les personnes dans d'autres secteurs.
La mondialisation n'épargne pas non plus le textile de seconde main. L'essor de la fast-fashion entraîne une augmentation des volumes collectés dans les bulles à textiles, mais cela se fait au détriment de la qualité. Il est aujourd’hui nécessaire de trier beaucoup plus pour trouver des pièces qui prendront place sur les tringles des boutiques. En conséquence, le secteur tout entier se trouve au bord du gouffre et paie le prix d'un marché à la dérive. Une prise de conscience collective et une action politique sont cruciales pour permettre aux filières du textile de seconde main de poursuivre leur mission.
La période est certes tumultueuse, mais c’est dans ces moments de crise que le groupe Terre a su montrer son agilité, sa résilience et sa capacité à se réinventer. Ne l’oublions pas : l’opération Terre n'était au départ qu'un modeste projet citoyen d'après-guerre visant à soutenir les plus démunis.
Contre toute attente, ce projet avant-gardiste a tracé sa propre voie, incarnant des valeurs de solidarité et de durabilité, bien avant qu’elles ne deviennent des préoccupations collectives. En fêtant ses 75 ans, le groupe Terre démontre aujourd’hui qu’une autre économie est possible : une économie solidaire et démocratique qui place véritablement l’humain avant le profit.